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arts, société

La Flandre et la Wallonie vues à travers les yeux d’un «nouveau Belge»

26 avril 2024 8 min. temps de lecture Entre voisins: Wallonie et néerlandophonie

Flamands et Wallons ont leurs idées les uns sur les autres. Comment un «nouveau Belge» les perçoit-il? Ahilan Ratnamohan se présente comme Australien-Sri-Lankais-Tamoul flamandisé. Artiste de la scène, il a d’abord découvert la Flandre, avant de s’intéresser à la Wallonie. «On porte rarement le regard sur les nouveaux Belges, alors que ce sont eux –ou nous– qui, en grande partie, semblent tisser le lien de ce pays.»

J’écris le présent article en français. C’est un choix conscient. Il est vrai que l’anglais serait l’option la plus pertinente pour exprimer mes pensées. Et le néerlandais serait sans doute la langue la plus appropriée pour aborder les thèmes qui m’occupent aujourd’hui, puisque je les ai surtout expérimentés en tant que résident en Flandre. Toutefois, j’ai l’impression qu’il serait presque malhonnête d’écrire cet article en anglais, ou même en néerlandais, car en quelque sorte cela ferait de moi un expert en anthropologie, un expert que je ne suis pas. Écrire en français me semble être le plus logique, en dépit de l’effort que cela me demande.

Quand j’écris en français, je dois écrire des phrases très simples. Des phrases qui reflètent peut-être la naïveté de cet article. Ma compréhension de la complexité de la Belgique sera toujours naïve et simpliste, je ne comprendrai jamais tous les tenants et aboutissants. Vous, lecteur belge francophone ou peut-être même néerlandophone, vous allez sans doute vous irriter en découvrant le degré de simplification de l’analyse, tout comme vous allez vous irriter en lisant mon français de pauvre qualité. Parce que vous n’êtes pas habitué à écouter le point de vue d’un migrant sur la Belgique, tout comme vous n’êtes habitué à lire des articles que dans un français parfait.

Ma compréhension de la complexité de la Belgique sera toujours naïve et simpliste, je ne comprendrai jamais tous les tenants et aboutissants

En fait, quand j’ai proposé d’écrire ce texte directement en français au lieu de le laisser traduire, Hans, le secrétaire de rédaction, n’était pas convaincu que ce soit une bonne idée. Les lecteurs trouveraient peut-être cela étrange, m’a-t-il écrit. C’est un point de vue auquel je n’avais jamais été confronté dans les cercles flamands.

Les premiers pas en Wallonie

Soit, Hans m’a proposé d’écrire un article sur la manière dont, selon moi, la Flandre et la Wallonie interagissent et devraient interagir. En fait, je m’étais déjà posé cette question il y a six ans. C’est à ce moment-là, cinq ans après mon arrivée en Belgique, que je me suis rendu compte que je n’étais jamais allé en Wallonie, sauf pour une escapade avec des Flamands dans les Ardennes. J’avais pourtant déjà franchi la frontière des Pays-Bas un nombre incalculable de fois (de même que la frontière allemande) pour y jouer des spectacles, mais pas une seule fois je ne m’étais aventuré en Wallonie. À cette époque, mon interaction avec la Belgique francophone était inexistante. Les seules choses que je savais sur les Wallons m’avaient été confiées par des gens de Flandre ou par les médias. J’avais donc hérité d’une série d’idées stéréotypées et parfois sensationnalistes, très difficiles à transcender. Et particulièrement cantonnées à Anvers.

Cinq ans après mon arrivée en Belgique, je me suis rendu compte que je n'étais jamais allé en Wallonie, sauf pour une escapade avec des Flamands dans les Ardennes

Ce sont précisément les stéréotypes qui m’ont poussé à entreprendre des recherches plus sérieuses. À essayer de dépasser les frontières mentales et physiques que je m’étais construites. Je m’étais convaincu que je pouvais tenter d’échapper à mon identité de vervlaamste Australien-Sri-Lankais-Tamoul. Ou, plus honorablement encore, tenter de devenir un meilleur Belge. Néanmoins, je suis bien contraint de l’avouer, aujourd’hui je me demande si ma démarche n’était pas plutôt née d’une réalité économique. Je crois que j’étais surtout gêné par le fait de ne pas pouvoir profiter de toutes les possibilités de jouer ou de créer des spectacles dans le pays entier. En fait, cela est assez ironique. Je découvrirais que cette impulsion économique était le résultat d’une ignorance coupant court aux stéréotypes.

Au moment où j’ai mis les pieds dans un centre artistique francophone pour la première fois, j’ai vite été étonné. L’accueil y était si sympathique, si chaleureux. De surcroît, dans les lieux culturels francophones que j’ai fréquentés, il y a même un poste spécifique dédié à l’accueil des artistes. Or, je me rappelle encore bien la première fois où j’ai été invité à jouer en Flandre, dans un festival assez important. Entrant dans les bureaux pour me présenter, je m’attendais à un accueil spécial tel que zo fijn dat je deel uitmaakt van ons festival! (Nous sommes ravis de vous compter parmi les participants à notre festival!), mais j’ai été reçu par des gens derrière leur ordinateur. Certains ont levé les yeux, mais personne ne m’a adressé la parole.

les processus et les habitudes sont si différents dans les théâtres francophones et néerlandophones qu’il est parfois facile de comprendre pourquoi les collaborations sont rares

Il faut bien le reconnaître, les processus et les habitudes sont si différents dans les théâtres francophones et néerlandophones qu’il est parfois facile de comprendre pourquoi les collaborations sont rares. Cette observation me permet d’exprimer ma critique peut-être la plus forte à l’égard du secteur du spectacle en Belgique. La scène artistique veut toujours être progressiste, nous nous vantons de construire le changement pour une société meilleure. Toutefois, lorsqu’il s’agit de coopérer au-delà de la frontière linguistique, la scène artistique contribue peu à faire avancer les choses.

Malgré l’importance accordée à l’accueil des artistes en Wallonie, faire ses premiers pas de l’autre côté reste très difficile pour les artistes flamands. Je n’en connais aucun qui présente ses spectacles sur les scènes wallonnes. Pour réussir à faire tourner un «spectacle flamand» en Wallonie –puisque je suis devenu flamand– il me faudrait appliquer une autre méthodologie, que je n’ai pas encore trouvée. En dépit de ce décalage, j’ai eu la chance de collaborer avec quelques théâtres francophones.

L’expérience des migrants

Pendant un certain temps, l’apprentissage du français et la découverte de tous ces sons et registres différents continuaient à me confronter à moi-même. Mes recherches sur les relations entre francophones et néerlandophones ne pouvaient pas vraiment dépasser les stéréotypes. Suite à un accueil fantastique au théâtre de Liège, j’ai commencé à m’intéresser à une nouvelle question liée à ce thème: l’expérience des «nouveaux Belges» en Belgique francophone.

Si l’on s’arrête dans la rue du Moulin à Liège, on peut être tenté de penser que l’expérience est exactement la même en Wallonie et en Flandre. Je me rappelle, quand j’entrais dans ces magasins, je me sentais comme chez moi. Parce que les magasins de la diaspora y sont organisés exactement comme les magasins de mon quartier à Anvers. C’était un sentiment très étrange: tous les produits, toute l’organisation, toutes les odeurs et les lumières y sont identiques… mais dans un contexte francophone.

On porte rarement le regard sur les nouveaux Belges, alors que ce sont eux –ou nous – qui, en grande partie, semblent tisser le lien de ce pays. Je croise régulièrement des Marocains et des Turcs qui traversent fréquemment –plus que les Belges eux-mêmes– la frontière entre la Wallonie et la Flandre, car ils ont de la famille des deux côtés.

L’expérience des migrants dans leur pays d’accueil peut montrer quelque chose de plus profond d’une culture. Leur histoire a la possibilité d’échapper au discours bien-pensant et leur regard sur l’espace qui les accueille peut bien dire davantage sur la culture locale… Avec cette pensée en tête, j’ai commencé à lire des auteurs francophones belges d’origine étrangère. Cette étape m’a interloqué, car parmi mes amis et mes collègues, aucun ne pouvait me faire de recommandations. Or, pendant mes séjours en Flandre, aux Pays-Bas et en Allemagne, j’ai toujours trouvé sans difficulté le nom de jeunes écrivains issus de l’immigration. En somme, le plus stupéfiant était de voir mes interlocuteurs désemparés lorsqu’ils saisissaient le problème fondamental lié à ma question.

Après des recherches intensives, j’ai finalement trouvé Les Silences de Médéa de Malika Madi à la librairie Pax de Liège, tout comme Surface de réparation d’Olivier El Khoury. Entre-temps, j’ai aussi découvert la poésie de Joëlle Sambi, mais je reste à la recherche de romans. Si le lecteur pouvait me suggérer quelques titres, je lui en serais très reconnaissant.

J’ai toujours plaint les gens issus de l’immigration en Flandre, où les différences de salaires sont palpables et où la ségrégation commence déjà à l’école. Né en Australie, où les plafonds de verre existent aussi bien entendu, j’étais habitué à évoluer dans des cercles d’amis où la mixité était la norme: Hong Kong, Égypte, Pérou, Bosnie, Birmanie, Sri Lanka (Singhalais et Tamouls). Même si mes amis à Bruxelles connaissent des gens de diverses origines, cette hyperdiversité naturelle reste une exception en Belgique.

Sans pouvoir l’expliquer, je pensais que le sort des migrants serait moins défavorable en Wallonie qu’en Flandre. Aujourd’hui, bien que je ne sois pas vraiment certain d’avoir compris comment la jeunesse immigrée se sent en Wallonie, je ne peux nier que la place laissée aux jeunes Wallons d’origine étrangère sur la plateforme de la littérature contemporaine est bien inférieure à celle réservée aux jeunes Flamands d’origine étrangère au nord de la frontière linguistique.

Place à l’anglais?

Lors de mes déplacements et de mes recherches en Belgique francophone, j’ai l’habitude de demander aux personnes que je rencontre si elles parlent néerlandais. Les réactions sont souvent teintées de honte. Une gêne due au fait que les Flamands parlent couramment le français, mais pas l’inverse. En réalité, je ne suis plus du tout sûr que la majorité des Flamands parle bien le français, mais je trouve la réaction des francophones particulièrement émouvante. Je n’oublierai jamais cette Liégeoise qui m’a raconté qu’elle avait effectué sa scolarité à Courtrai, mais qu’elle avait complètement désappris le néerlandais, sans même savoir comment. Cette perte de la connaissance de la langue de l’autre et l’étonnement de cette dame me semblaient symboliser quelque chose de plus. Peut-être découvrait-on là l’occasion de se connecter malgré tout dans ce pays divisé.

Je dirais que la seule langue qui, en réalité, lie aujourd'hui les francophones et les néerlandophones de Belgique est …. l'anglais

Pour éviter la honte, pour éviter la douleur, pour se libérer du poids de l’histoire, il existe une stratégie collective alternative. Je dirais que la seule langue qui, en réalité, lie aujourd’hui les francophones et les néerlandophones de Belgique est …. l’anglais. Quand je parle avec des personnes plus âgées en Flandre, j’ai bien l’impression que ça n’a pas toujours été le cas. Elles parlent le français moeiteloos (sans peine). Je me suis toujours étonné de leur connaissance du français (et de l’anglais), mais aujourd’hui je suis conscient qu’elle était le résultat d’une hiérarchie linguistique pesante.

Maar toch… communiquer dans une troisième langue –une langue «distanciée»–, cela offrirait certes une certaine sécurité aux interlocuteurs, mais créerait aussi un décalage. Jamais ils n’auraient la possibilité de plonger dans le monde de l’autre.

Ahilan c Stine Sampers

Ahilan Ratnamohan

artiste de la scène

photo © Stine Sampers

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